Dans la capitale géorgienne, parler le russe ravive une histoire douloureuse et contexte géopolitique tendu, alors que de nombreux Russes arrivent à la suite de l’invasion en Ukraine.
Dans ce café branché du centre de Tbilissi, il passe sa commande en anglais. Son accent le trahit un peu. Mais pas question de prononcer un seul mot de russe. À 25 ans, Dmitry Prudnikov vit en Géorgie depuis quatre mois. Il fait partie des plus de 100.000 Russes à s’être installés en Géorgie depuis le début de la guerre en Ukraine. Des hommes pour beaucoup, qui fuient la mobilisation armée.
Cette vague d’immigration, notable dans ce petit pays de 3,7 millions d’habitants ravive les tensions avec un voisin jugé plus qu’encombrant. L’invasion russe en Ukraine n’est pas sans rappeler l’épisode de 2008 qui a conduit les troupes de Vladimir Poutine a envahir deux régions géorgiennes, l’Ossétie du Sud et d’Abkhazie. Elle sont, depuis lors, des territoires occupés.
« Nous ne parlons pas la langue de l’agresseur. »
La langue russe est donc parfois mal accueillie, même si des géorgiens la comprennent et la parlent. Dans les rues de la capitale, de plus en plus de bars et de restaurants refusent de s’exprimer en russe avec leurs clients. Et leur raison est implacable : « La Russie est un pays agresseur. Elle occupe 20 % de notre pays, et maintenant, elle attaque l’Ukraine. Plus que jamais, nous refusons de parler leur langue » explique Nuki, gérante d’un restaurant de Tbilissi.
Une position que comprend Dmitry Prudnikov: « Je me sens très heureux dans ce pays, mais je garde toujours en tête que je ne suis, ici, qu’un invité. » Lorsqu’il discute avec des Géorgiens il privilégie toujours l’anglais jusqu’à ce que la barrière de la langue l’en empêche. « La semaine dernière, je suis allé dans un magasin qui refusait, pour des raisons politiques, d’échanger en russe. Mais comme nous avions du mal à nous comprendre, le vendeur s’est mis à parler ma langue. » se remémore le jeune russe.
Comme lui, Nikita Zakharov, étudiant russe de 22 ans, s’exprime toujours en anglais avec les géorgiens. Une marque de respect, selon lui. Mais la plupart de ses amis sont russes. Et la politisation de leur langue peut mener à des tensions. Il raconte : une soirée dans un club, avec trois amis et une pause cigarette qui tourne mal. « En nous entendant parler russe, un groupe de six ou sept Géorgiens, ivres, nous ont interpellés pour nous demander ce que nous pensions des territoires occupés dans leur pays. Ils étaient agressifs et menaçants », raconte-t-il.

De moins en moins de Géorgiens parlent russe
Pour Lasha, vendeur dans un magasin de prêt-à-porter, ces tensions autour de la langue s’expliquent aussi par l’arrogance et le communautarisme de beaucoup de ressortissants russes: « Ils restent entre eux et refusent d’apprendre le géorgien. Certains nous parlent directement russe comme si c’était à nous de nous adapter. » Il regrette que les Russes « se comportent comme si la Géorgie leur appartenait. » Ancienne république socialiste, le pays a vécu sous emprise russe de 1921 à 1991, date de dissolution de l’Union soviétique.
Contexte historique oblige, les générations nées pendant ou au lendemain de l’URSS parlent couramment le russe. Mais les plus jeunes s’en détachent progressivement. « De l’âge de 5 ans jusqu’à la fin de mes études secondaires, j’avais cinq heures de cours par semaine, explique Ninuci Gvantseladze, 32 ans. Mais le système à changé. Désormais, l’apprentissage peut être optionnel et les élèves n’ont plus qu’une heure de leçon par semaine ».
Dans sa famille, comme dans beaucoup d’autres dans le pays, en fonction de l’âge, on maîtrise plus ou moins la langue russe. « Je suis bilingue alors que ma petite soeur, qui n’a que trois ans de moins que moi, parle très mal le russe.» La jeune femme, dont le père ukrainien parle russe, explique n’avoir aucune animosité envers la langue et refuse de stigmatiser. Mais il n’empêche: « Lorsqu’un inconnu s’adresse à moi en russe en supposant que je le parle , je répond toujours en anglais» , conclue-t-elle.

« Je vais lui faire manger sa langue »
Cette position politique reste un luxe. Au marché dit des « déserteurs » – en référence aux déserteurs russes qui, dans les années 1920, fuyaient la guerre civile – les vendeurs géorgiens ne négligent aucun client ; qu’ils parlent géorgien ou non. Sur la place du marché, la politique n’a pas vraiment sa place, à condition que les clients russes restent courtois C’est le cas, la plupart du temps, assurent les commerçants.
Mais quelques incidents, rares, ont déjà eu lieu. « Il y a deux mois, un touriste russe est venu nous provoquer. Il n’arrêtait pas de vociférer, de dire qu’il venait du pays de Poutine, raconte Nana, une maraîchère de 58 ans. J’ai répondu que Poutine pouvait aller se faire voir, que j’allais lui faire manger sa langue. » Ici, plus que la langue, c’est le ton et le comportement, qui déterminent la teneur des échanges.
D’autant que les clients russophones peuvent être russes, biélorusses ou ukrainiens. Originaires de Marioupol, Viktoria et Ouliana viennent souvent au « marché des déserteurs. » Pour faire leurs achats, elles communiquent par geste ou parlent russe, mais insistent toujours sur leur accent ukrainien, pour démarquer leur identité. Une manière d’être reconnu et estimé par les Géorgiens. En somme, à Tbilissi, le russe est toléré. Surtout si les affaires en dépendent.