Au Château Mukhrani, le chef Aleqsander Tatishvili élève la cuisine géorgienne au rang de produit gastronomique. Encore peu connue dans le monde, cette cuisine a une identité forte et une originalité qui la rend immédiatement reconnaissable.
Au cœur de la région de Mukhrani, à une quarantaine de minutes à l’est de Tbilissi, une bâtisse tranche avec les petites maisons en brique de la campagne géorgienne. Le Château Mukhrani et son immense domaine viticole de presque 100 hectares visent à atteindre l’excellence culinaire et gustative géorgienne. Fondé en 1878 par un aristocrate local, Ivane Mukhranbatoni, il s’inspire des châteaux à la Française.
Dans ce berceau de la culture viticole, Ivane Mukhranbatoni fabriquait du vin selon les techniques ancestrales géorgiennes de conservation dans des jarres et dans des fûts de chêne. Il a voulu faire connaître le vin géorgien auprès des nations occidentales, notamment en participant à l’Exposition Universelle de 1899 à Paris, où il a remporté une médaille d’or. Pratiquement détruit pendant l’époque soviétique, le Château renaît de ses cendres dans les années 2000. Pour accompagner la dégustation du vin, le propriétaire ouvre un restaurant.
C’est dans ce lieu qu’officie le chef Tatishvili, avec l’ambition d’atteindre le meilleur niveau. Il a découvert l’art culinaire en pleine guerre civile dans les années 1990, à travers un livre de cuisine soviétique. Auparavant ingénieur géologue, il est devenu commis de cuisine dans un petit restaurant où il a appris à cuisiner les plats traditionnel de son pays. Il s’est ensuite fait la main en tant que chef de partie (responsable de la confection d’une partie du repas) pour un restaurateur suisse basé en Géorgie.
Du haut de ses 22 ans d’expérience, il cherche à renouveler la cuisine traditionnelle de son pays en créant des mélanges avec la cuisine française. Les ingrédients locaux sont utilisés : les aromates, les herbes, les épices, les noix… tout y est, en plus raffiné : « Les plats typiques sont souvent très chargés en épices. Dans mon restaurant, j’équilibre les saveurs en adoptant des méthodes d’assaisonnements de type européen », explique Aleqsander. « C’est ce que j’applique pour faire le Tkemali, une sauce salé à la prune. Je la rend moins âpre en respectant l’équilibre de chaque épice », ajoute-t-il.
Les arômes se marient subtilement et créent une association inédite. Sucré, salé, acidulé et épicé se mélangent et révèlent leur caractère sans qu’aucun ne l’emporte sur l’autre. Selon le chef Tatishvili, la cuisine géorgienne partage de nombreux points communs avec la cuisine d’Europe de l’Ouest. « La position du pays rendait possible le transport des épices. Les routes de commerce convergeaient dans la zone, ce qui a permis le mélange des saveurs dans notre cuisine », précise-t-il.
Une cuisine polymorphe et conviviale
Pour Aleqsander Tatishvili, les possibilités de plats dans la cuisine géorgienne sont presque infinies : « L’art culinaire géorgien est assez complexe. Nous possédons beaucoup de variantes d’un même plat avec différentes manières de le préparer selon leur région de provenance, à l’instar du Khachapuri. » Il s’agit d’une spécialité de pain fourré au fromage. Il existe notamment l’Imeretian Khachapuri (pâte à pain fourré au fromage de la région d’Imeréthie au centre du pays), ou encore l’Adjarian Khachapuri (pâte à pain en forme de bateau agrémentée avec du fromage, du beurre et un œuf au plat, originaire de l’Adjarie au sud-ouest de la Géorgie) parmi les plus populaires.
Au Château Mukhrani, le convive déguste son Khachapuri avec de la musique classique en fond sonore, créant une atmosphère féérique. La particularité de la cuisine géorgienne, c’est le partage des plats avec ses convives. C’est l’art de la Supra, ou autrement dit, le banquet à la géorgienne où les plats s’enchaînent et s’entassent sur la table entre le vin et le pain, quasiment omniprésent dans la cuisine géorgienne. « Nous possédons plusieurs variétés de pains (puri en Géorgien). Nos plats sont souvent composés de pâte à pain dans laquelle on incorpore d’autres éléments comme des haricots, de la viande, du fromage ou encore des herbes. Dans ce sens, je pense que notre cuisine se rapproche de celle des Italiens et de leur variété de pizzas « , décrit-il.
Le chef perpétue cette tradition du partage dans son restaurant : « Nous ne faisons pas d’assiette individuelle. Les convives piochent dans les différentes assiettes. » L’importance des herbes apporte de la fraîcheur à des plats en sauce comme le Chakapuli, un ragoût de veau cuit dans du vin blanc sec. Ce plat est servi dans un ramequin, propice au partage.
Une fierté nationale qui se modernise et s’exporte à petit pas
« Les Géorgiens aiment manger de nouvelles choses. Ils apprécient d’avoir de nouvelles saveurs dans leurs plats. Mais, ils continuent de préparer et manger les plats nationaux avec une certaine fierté patriotique », s’enthousiasme le chef Tatishvili qui s’efforce de faire connaître la gastronomie de son pays à chaque déplacement à l’étranger. Il s’est notamment rendu à Saint-Emilion (Gironde) auprès du chef étoilé Alexandre Bompard avec lequel ils ont partagé les savoir-faire de leur pays respectif.
Selon lui, si la cuisine géorgienne n’est pas encore assez connue, c’est parce qu’un grand nombre de personne ignorent l’existence du pays, souvent confondu avec l’Etat américain homonyme. « Cela est dû à notre passé au sein de l’Union soviétique. Avant notre indépendance, nous ne pouvions pas revendiquer notre appartenance à la nation et à la culture géorgienne. Ce n’est que 10 ans après la chute de l’URSS que notre pays a commencé à devenir visible », constate-t-il un peu amer.
Photos N’namou Sambu