Licenciements à la chaîne, chantage, retrait de subventions… la sphère intellectuelle géorgienne dénonce une politique culturelle intransigeante et liberticide.
Dans une ancienne usine délabrée Coca-Cola, à Tbilissi, se trouve niché le nouveau bureau de Gaga Chkheidze, ancien directeur du Centre national du cinéma géorgien. « On l’appelle la bolchevique », lâche-t-il avec un sourire. Dans son viseur: la ministre de la Culture. Pour lui, la politique culturelle qu’elle mène est un retour à l’époque soviétique. Il dénonce le contrôle de l’Etat sur la création, avec des objectifs politiques: “elle fait tout pour neutraliser ceux qui critiquent le système“. Lui même “neutralisé”, il a été remercié de son poste. Et il y a voit directement la patte du ministère.
Pour les intellectuels géorgiens, ce retour en arrière se traduit par une mise en avant des oeuvres qui expriment des valeurs nationalistes. Mais aussi par une recherche de docilité de la part des décideurs culturels. C’est ce qu’a subi Ana Mgeladze archéologue et ancienne fonctionnaire du Musée des Beaux-Arts. “C’est la première fois depuis mon licenciement qu’on m’autorise l’entrée à mon bureau“, nous raconte-t-elle.
Selon l’archéologue, la ministre “vire tous les gens qui réfléchissent”. Ce qui intéresse Tea Tsulukiani, c’est de promouvoir une culture nationaliste, « entre le vulgaire et le kitch[…] Elle joue à faire de la politique avec du folklore mais le contenu est mis de côté dans les musées“, regrette-t-elle. “Ils veulent que les postes soient occupés uniquement par des personnes qui soutiennent leurs idées politiques“, ajoute Rusudan Tevzadze, ancienne directrice administrative de la faculté de théâtre.
“On m’a obligé à signer ma démission”
De son côté, son licenciement a eu lieu le 26 décembre dernier et elle affirme qu’elle a été remerciée à cause de son « engagement politique ». En parallèle, elle fait partie du conseil politique du parti de centre-droite Pour la Géorgie, de l’ancien Premier ministre Giorgi Gakharia, aujourd’hui dans l’opposition. Selon son témoignage, la ministre de la Culture ne s’est jamais adressée à elle-même pour lui annoncer son licenciement, mais a envoyé des collègues pour faire office d’intermédiaire. « On m’a obligé à signer ma lettre de démission en me disant que si je partais, la faculté continuerait à avoir des financements. Mais que si je ne partais pas… les budgets allaient être coupés. » Une pression qu’elle n’a pas pu supporter.
Ancienne énarque, formée en France, Tea Tsulukiani a été juriste à la Cour européenne des droits de l’homme. Membre de la coalition majoritaire Rêve géorgien depuis 2014, elle a été ministre de la Justice de 2012 à 2020. Parmi les critiques qui lui sont adressées, la sphère intellectuelle lui reproche son manque de légitimité. Avant qu’elle ne prenne son poste, une pétition signée par des cinéastes avait d’ailleurs demandé à ce qu’elle n’accède pas à cette fonction.
Un retour en arrière
Pour Ana Mgzladze, les conséquences de sa politique sont très visibles. Aujourd’hui, elle déplore des vitrines vides dans la faculté d’archéologie de l’université Samtskhe-Javakheti qui arborait auparavant une petite exposition avec des pièces archéologiques, accessible aux étudiants et au grand public. “Elle a détruit tout ce qu’on a construit pendant des années”, dénonce l’archéologue. Même de les projets internationaux, notamment en collaboration avec le CNRS, ont été arrêtés soudainement.
Mzia Janjalia, historienne de l’art au Centre national recherche George Chubinashvili, y voit aussi un retour en arrière. “On n’est pas en train de revenir sur les dernières pages de l’Union soviétique mais plutôt dans les années 1940“, souffle-t-elle. “C’est dramatique”.
Maintenant Ana survit avec son salaire de prof dans une université privée. Rusudan dédie son temps à son militantisme politique car elle a été radiée de toutes les institutions officielles et peine à trouver un emploi. Gaga, licencié de son poste de directeur du centre national cinématographique, essaye désormais de sauver le Festival international du cinéma géorgien « grâce aux jeunes qui acceptent de faire le travail contre un tout petit salaire et aux sponsors qui nous soutiennent ». Mais pour sa dernière édition, le Festival international du cinéma géorgien n’a pas reçu, pour la première fois, le soutien du ministère de la Culture.
Contactée, Tea Tsulukiani, ministre de la Culture, n’a pas donné suite à nos sollicitations.