Face aux ravages de la drogue, les balbutiements de la « réduction des risques »

Dans le contexte particulier de la décriminalisation encore récente des usagers et de la guerre en Ukraine, l’association Mandala œuvre à la prévention des risques liés à la drogue, alors que le sujet demeure tabou en Géorgie.

La devanture aux accents psychédéliques ne passe pas inaperçue dans la petite rue étroite et descendante, surplombée par un porche tagué de l’inscription « Perdu dans un monde indifférent« . C’est ici que l’ONG Mandala participe à la prévention des risques liés aux usages de drogues. Un chat noir et blanc à la mine fatigué nous accueille à l’entrée du petit local. Sur l’étagère, des paquets de substances au packaging presque enfantin s’entassent.

« Ici, outre les seringues stérilisées, on distribue par exemple des chewing-gum, ça évite de se briser les dents en cas de spasmes musculaires liés à la consommation d’ecstasy« , explique Nata, bénévole, en montrant ce qui ressemble à un paquet de bonbon. Ici, la totalité des dispositifs sont fournis gratuitement à ceux qui en font la demande. Une démarche dite de « réduction des risques ». « On a aussi des filtres propres pour la marijuana, de la mélatonine pour aider à dormir ceux qui ont pris trop de drogues excitantes, ou encore du 5-HTP, qui permet de limiter les effets dépressifs durant la redescente« , détaille la bénévole. Des produits vendus librement en pharmacie, mais parfois à un coût onéreux.

L’entrée de l’association de prévention des risques Mandala, à Tbilissi / DN

Au mur, des dessins représentant des chimères de la mythologie géorgienne sont affichés, comme des sorcières ou des fantômes. Un cadeau des bénéficiaires, raconte Mariam, qui a créé l’association avec son ami Temo.

Des usagers vus comme des parias

« L’État ne nous finance pas du tout, il a trop peur d’être vu comme un contributeur à l’industrie de la drogue« , déplore Nata. Le logo de « Médecins du monde », principal donateur de l’association, est omniprésent sur les murs du local. Si l’étau législatif tend à se desserrer autour des usagers ces dernières années, avec la légalisation de la consommation de marijuana à domicile, ou la diminution des contrôles aléatoires, il n’y a encore pas si longtemps, les usagers étaient criminalisés. Dans ce contexte de propagande, les initiatives telles que la réduction des risques ne sont pas nécessairement considérées d’un bon œil par le commun des Géorgiens, qui y voient parfois une incitation à la consommation.

« C’est un point de vu que je peux comprendre, admet la jeune femme. Mais il faut avoir à l’esprit que des consommateurs de drogues, il y en avait hier, il y en a aujourd’hui et il y en aura demain », tranche la bénévole. « Les addictions sont très souvent dues à d’importants problèmes personnels. Le moins qu’on puisse faire, c’est limiter les risques qu’ils prennent, car si ce n’est pas nous, personne ne le fera« , veut-elle croire.

Sur une étagère, des produits de réduction des risques s’entassent / DN

L’association est née en 2017, à la suite du décès par overdose d’une jeune fille lors du Gemfest, un festival de musique électro à Anaklia. « Si quelqu’un à ce moment-là avait eu sur lui du Naloxone (une substance à injecter en urgence qui neutralise les effets des opioïdes, NDLR), alors on aurait pu la sauver. Sauf qu’à l’époque, c’était pratiquement impossible à trouver en pharmacie« , raconte Mariam.

La politique de répression des usagers, instaurée par l’ancien président géorgien, Mikheïl Saakachvili, en poste entre 2004 et 2013, est régulièrement dénoncée par la société civile. Encore très récemment, les contrôles aléatoires avec test urinaire était très fréquents, et la simple détention ou consommation de drogue était bien souvent synonyme d’aller simple en prison. La question des stupéfiants n’était pas abordée par les pouvoirs publics d’un point de vu social et sanitaire, mais d’ordre publique.

Depuis, plusieurs études ont pointé les effet contre-productifs de cette approche dans le pays. Notamment, le fait que de nombreux usagers, craignant tellement d’être arrêtés dans l’espace publique, ont commencé à synthétiser des drogues à leur domicile, à base de produits ménagers bon marché et très nocifs pour la santé. Une étude de l’Observatoire Français des Drogues et Toxicomanies (OFDT) a même mis en lumière que de nombreux Géorgiens avaient fui cette répression vers l’hexagone.

Outre la consommation qui a augmenté contrairement aux attentes, plusieurs cas avérés de policiers recourant au chantage, pour obliger les personnes arrêtées à dénoncer leurs amis et les membres de leur famille, ont été révélés. C’est notamment le mouvement citoyen White Noise, dont fait partie Temo, qui a contribué à faire connaitre ces dérives au grand public, rappelant par exemple qu’il était possible de refuser un test urinaire.

Temo est un ancien consommateur. C’est aussi selon lui ce qui fait la force de cette association : « Le climat délétère de la politique de Saakishvili a rendu beaucoup de consommateurs paranos, mais avoir été dans leur situation permet de leur faire comprendre que nous ne les jugeons pas, que nous comprenons ce qu’ils ressentent et qu’ils sont en sécurité ici.« 

Symptôme de la guerre en Ukraine

Un drapeau ukrainien est accroché au porte-manteau. La guerre déclenchée par la Russie a eu des répercussions jusque sur le marché de la drogue géorgien. « On a commencé à voir apparaitre des drogues qu’on avait jamais vues avant, moins chères et parfois plus nocives« , juge Nata. « Or c’est très dangereux de ne pas savoir ce que tu prends. »

Un graphique est accroché au mur, indiquant quelles sont les substances, légales ou non, à ne surtout pas mélanger. L’association met également à disposition des dispositifs transportables de test permettant de détecter certaines molécules et reconnaitre ainsi de quelle drogue il est question. Cette semaine, ils sont en rupture de stock.

Le climat général lié à la guerre rend la population plus fragile. Et donc plus à la merci de produits dangereux. « On a vu des Russes ici qui culpabilisaient et qui ont augmenté leur consommation, des Ukrainiens qui n’avaient jamais touché à la drogue et qui sont tombés dedans après avoir dû émigrer…« , décrit la bénévole, qui note néanmoins en parallèle une meilleure prise en charge sanitaire des addictions aujourd’hui dans le pays.

Toutefois, l’association estime que beaucoup de progrès restent à faire, comme l’ouverture de « salles de shoot ». Autorisées en France en 2016, ce type de dispositif fait encore beaucoup débat dans la société mais aurait fait ses preuves selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale.

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