La place de choix qu’occupe la lutte dans la tradition de ce pays du Caucase en fait un domaine particulièrement intéressant pour les forces politiques en présence, qui cultivent une proximité avec les sportifs.
« Si tu es un bon lutteur, tes convictions politiques importent peu », estime le chauffeur du taxi sur la route de la Fédération de lutte géorgienne, dans le quartier Vake de Tbilissi. Le bâtiment est d’allure modeste, ce qui contraste avec la place qu’occupe cet art martial dans la vie des Géorgiens.
Depuis plusieurs années, le monde de la lutte professionnelle est accusé par des acteurs de la société civile de collusion avec le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, qui ferait régner l’omerta dans les rangs de la fédération sportive. Ce parti, dont est issu le Premier ministre, a été créé en 2012 par un oligarque ayant fait fortune en Russie, Bidzina Ivanichvili. L’homme fort du pays n’est pas insensible au développement de ce sport, puisque sa fondation philanthropique, Kartu, a ouvert des dizaines d’arènes de lutte à travers la Géorgie ces dernières années.
- « Ici, on ne parle pas politique»
A l’intérieur du bâtiment de la fédération, des dizaines de trophées trônent sur des étagères. Le palmarès des Géorgiens ne trouve d’égal que dans celui de leur grand rival et embarrassant voisin, la Russie. Mais aujourd’hui, les athlètes russes sont interdits de compétition internationale suite à l’invasion de l’Ukraine.

Dans la salle d’entrainement, l’odeur de sueur prend immédiatement aux narines. Le chauffage tourne à plein régime. Entourés par des accessoires de musculation et des posters des grandes figures nationales de la discipline, une trentaine de jeunes s’entrainent. «C’est dommage qu’on ne puisse plus affronter les Russes, car c’est en combattant avec les meilleurs qu’on progresse. Mais d’un autre côté, c’est mieux ainsi, car c’était quand même de sacrés tricheurs », raille Mamuka Chachua, l’entraineur de la séance, en référence à divers scandales de dopage.
Ses élèves sont jeunes, et pourtant, leur musculature est déjà imposante. Parmi eux, Nika Berulava, 21 ans, a récemment remporté une compétition en France. « Tout le monde n’a pas l’ambition de devenir un champion ici, certains viennent juste pour perdre du poids ou se maintenir en forme, comme moi », confie Saba, qui pratique ici depuis une année. Le jeune de 17 ans l’affirme : « Ici, on ne parle pas politique entre nous. »

Tamaz Gegeshidzé, le président de la fédération à la carrure imposante, dément toute politisation. « Le gouvernement soutient toutes sortes de sport. Il fait de son mieux pour nous aider. Mais les sportifs ne versent pas dans la politique ici, ils gardent leurs convictions pour eux. »
Assis dans son bureau, entouré de trois chatons noirs qui déambulent, celui qui a un temps était le garde du corps du ministre de l’Intérieur (Rêve géorgien) élude le sujet lorsqu’on évoque les attaques de membres de l’opposition dont certains lutteurs se seraient rendus coupables : « Vous savez, nous les Géorgiens on est assez impulsifs. C’est le cas de tous les habitants du Caucase de manière générale, d’ailleurs… »
Pourtant, il y a quatre ans, T. Gegeshidzé, lui même ancien lutteur, était arrêté par la police géorgienne pour avoir violemment agressé le double champion d’Europe de lutte gréco-romaine (2016 et 2017), Zurabi Datunashvili, qui demandait sa démission pour corruption et mauvaise gestion. Gegeshidzé a depuis été condamné à une amende de 5 000 GEL (environ 1 750€) et est demeuré président de la fédération. Quant à Z. Datunashvili, il a quitté le pays pour rejoindre l’équipe de Serbie après l’incident.
En Géorgie, les condamnations de lutteurs professionnels à de la prison pour violences sont rares. Déjà en 2013, l’OCDE appelait le pays à « garantir l’indépendance de son appareil judiciaire », tandis qu’en 2021, Amnesty International pointait le « manque d’indépendance de la magistrature » et une « justice sélective ».
L’incident n’est pas isolé. En 2016, T. Gegeshidze avait été accusé par le Mouvement National Uni (le parti de l’ancien président Mikheïl Saakachvili, ferme opposant à B. Ivansihvili) d’avoir participé à une attaque contre des dirigeants du parti. En 2013, c’était son prédécesseur, Eldar Kurtanidzé, quintuple champion d’Europe et double médaillé de bronze olympique (1996 et 2000), qui aurait agressé un député du Mouvement National Uni. Plusieurs lutteurs avait également dénoncé une volonté de sa part de purger l’institution sportive des entraineurs opposés à la politique de B. Ivanichvili. Aujourd’hui, E. Kurtanidzé est député du Rêve Géorgien et en charge de la formation physique à l’Académie de Police du ministère de l’Intérieur.

Photo : Fédération de lutte / popsport.com
“Quand un nouveau chef arrive, c’est fréquent qu’il change les équipes, ça n’a rien d’anormal“, soutient l’actuel président de la fédération. Au téléphone, son ami francophone, qui joue le rôle traducteur, vérifie auprès de lui en Géorgien s’il doit nous dire qu’il “n’as pas viré tout le monde, mais laissé en place quelques entraineurs ». T. Gegeshidzé lui répond de traduire en français qu’il n’a viré personne, et que ceux qui sont partis l’ont fait de leur propre chef.
E. Kurtanidzé et T. Gegeshidzé ne sont pas les seuls hauts responsables sportifs à entretenir des liens avec le gouvernement du Rêve géorgien. Shota Khabaréli, l’entraineur de l’équipe nationale de judo, un sport dans lequel beaucoup de lutteurs géorgiens se reconvertissent avec succès, est également député du parti majoritaire.
- Fierté nationale et « outils de communication »
Pourquoi le pouvoir géorgien s’intéresse-t-il autant au monde de la lutte ? Selon Akaki Saghinadzé, activiste géorgien pour les droits civiques, cet intérêt s’explique par la place qu’occupe ce sport dans le cœur des habitants. « La lutte est un élément de notre tradition. Nous avons beaucoup de clubs et c’est un domaine dans lequel nous excellons. Le sujet génère beaucoup d’émotions chez nous, ce qui en fait un formidable outil de communication pour le pouvoir », explique le membre de l’ONG Regional Empowerment for Democracy , financée par l’Union Européenne.
Pour le militant, les sportifs sont victimes d’un système. « Si vous souhaitez faire de la lutte votre métier, vous avez nécessairement besoin d’un bon entraineur et d’argent public. C’est ainsi que le gouvernement contrôle le monde de la lutte. Il exige de plus en plus que les lutteurs professionnels le soutiennent, ou en tout cas ne critiquent pas sa politique. » A l’image de Z. Datunashvili, la plupart de ceux qui tentent de dénoncer la politisation du monde de la lutte ne font pas long feu.
Selon A. Saghinadzé, le pouvoir géorgien n’hésite pas à faire appel à des lutteurs pour attaquer des manifestations anti-gouvernementales. « Avoir le soutien du monde de la lutte, c’est aussi bénéficier d’une présence physique imposante et intimidante à ses côtés. C’est un symbole d’autorité ». Il remarque toutefois que de telles violences se font plus rares depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. « Je pense qu’à ce moment, beaucoup de lutteurs ont pris conscience du danger que représente la Russie, et qu’il n’est plus possible de soutenir un gouvernement qui en est proche. »
- L’ombre de la Russie
De son côté, le parti au pouvoir en Géorgie est régulièrement accusé de ralentir les négociations pour intégrer l’Union européenne et de cultiver des liens avec la Russie. La Géorgie fait partie des pays qui n’ont pas pris de sanctions économiques contre son voisin. Tout comme ceux du parti Rêve géorgien, les yeux du Kremlin semblent tournés vers le monde de la lutte.
Le dernier scandale en date remonte à décembre dernier, dans la ville géorgienne de Kutaïsi. Le logo de Rosneft, gros producteur de pétrole russe, était affiché sur le bord du tapis de lutte lors de la Falavnoba, un des plus importantes compétitions géorgiennes de lutte. Signe que l’événement a été sponsorisé par une entreprise russe sous sanctions européennes ? Si les autorités géorgiennes ont vivement condamné cette apparition, elles n’ont pas été en mesure d’expliquer comment une telle chose avait pu se produire.
En août dernier, un événement similaire avait déjà eu lieu. Un député du parti Russie Unie, soutien de Vladimir poutine au parlement russe, était venu assister à une compétition de lutte dans la région de Kakhétie (sud-est de la Géorgie), affirmant être un des sponsors de l’événement.
« L’enjeu de cette démarche était de démontrer aux Géorgiens que leur amour pour la lutte est partagé par la société russe, qu’au fond ils auraient plus en commun qu’ils ne le croient », interprète A. Saghinadzé. « De nombreux lutteurs populaires ont également été invités en Russie par des personnalités politiques locales, qui ne leur ont montré que les bons côtés du mode de vie russe. Ils espèrent qu’en retour ces lutteurs en feront la promotion en Géorgie. » En 2018, des membres de l’équipe géorgienne de lutte libre s’étaient montrés sur les réseaux sociaux en présence d’un député d’Ossétie du Nord (région russe), arborant des maillots aux couleurs de la Russie.
« Jamais je n’ai autorisé de financement russe à une compétition de lutte, déclare pourtant T. Gegeshidzé. Notre seul sponsor, c’est le ministère des Sports. Je vous le redis, les lutteurs ne parlent pas politique en Géorgie. »
Photos Dorian Naryjenkoff