Vladislav Amelin a 30 ans, il est photographe et musicien. Il vient de Saint-Petersbourg en Russie. En septembre dernier, après l’annonce de la mobilisation partielle par Vladimir Poutine, il a tout quitté pour se rendre en Géorgie, refusant de servir de chair à canon. Depuis, il s’interroge pour la première fois de sa vie sur la politique du Kremlin, mais sans aller jusqu’à s’engager politiquement contre cette guerre.
En ce milieu d’après-midi, Vladislav se trouve dans le lobby de la Fabrika à Tbilissi. C’est un hôtel branché de la capitale géorgienne, qui accueille aussi les télétravailleurs. Beaucoup de nationalités différentes s’y côtoient. Ce jour-là, Vladislav a rendez-vous pour tenter de retrouver le chemin de la scène en Géorgie, plusieurs mois après avoir tout quitté en Russie.
Depuis le 24 février 2022, Vladimir Poutine s’est lancé à la conquête de l’Ukraine. Le 21 septembre, il a décrété la « mobilisation partielle » en Russie. 300 000 hommes ont été convoqués. Dans les jours qui ont suivi, de nombreux Russes ont tenté de fuir vers les pays voisins. Vladislav Amelin est l’un d’eux. Il a pris la direction de la Géorgie, qu’il a tenté d’atteindre coûte que coûte. C’est l’un des voisins de la Russie qui ne demande pas de visa. Près de six mois plus tard, à Tbilissi, il est facile de constater qu’il n’est pas le seul à avoir eu cette idée : les déserteurs russes sont présents partout. Selon un chiffre de l’agence Reuters datant de novembre dernier, plus de 110 000 Russes se seraient déjà réfugiés en Géorgie.
Une décision immédiate et radicale
« Ma décision a été immédiate, se remémore Vladislav, il fallait partir très vite avant que les frontières ne soient totalement fermées. Alors j’ai pris quelques affaires et suis parti avec les membres de mon groupe de musique, sans oublier nos instruments. » Il laisse derrière lui toute sa famille. « De manière générale, mes proches ont compris ma décision, avec le temps » estime-t-il. Sauf son père, qui reste plus mitigé : « Il n’était pas favorable à la guerre mais il ne voulait pas que je perde tout ce que j’avais construit en Russie : mon travail, mes amis… Et puis il préférait que je reste fidèle à mon pays. »
La décision de Vladislav est d’autant plus surprenante pour son père, qu’il n’a jamais réellement été politisé. « Jusqu’à il y a quatre-cinq ans, je ne m’intéressais pas du tout à ce sujet, je n’y comprenais rien » dit le musicien. Fuir la Russie relève moins pour Vladislav d’une opposition ferme à Vladimir Poutine que d’un refus catégorique d’aller au front. « Avec mon groupe Keel The Barber, on est un peu des hippies. On chante pour la paix, pour l’amour. Je n’ai jamais été favorable à la guerre ou à quelque violence que ce soit. » Parmi ses amis, la majorité s’oppose à l’invasion de l’Ukraine, et la moitié d’entre-eux ont également pris la route de l’exil.

Vladislav et ses amis ne représentent qu’une partie des Russes. Beaucoup restent sensibles à la propagande du régime de Vladimir Poutine. « En Russie, on regarde les informations du gouvernement à la télévision comme on écouterait un homme d’église, ironise le déserteur. Moi j’ai voulu recevoir des informations alternatives. » C’est notamment grâce à Telegram, une messagerie cryptée, qu’il a réussit à se détacher du discours officiel et pris la décision de partir. « Au début je ne pensais pas être concerné par la mobilisation partielle à cause de mon âge. Mais j’ai lu qu’il y avait souvent des exceptions et qu’on pouvait aller en prison si on refusait. »
Un voyage difficile et dangereux
Arrivé en avion au Sud de la Russie, il a mis trois jours pour franchir la frontière, « alors que c’était censé être légal ». « Il y avait plusieurs points de contrôle du côté russe. Ils nous demandaient des pots-de-vin, parfois plusieurs centaines d’euros. Une fois, l’un des gardes m’a dit “tu te rends compte que tu es un traître ?” »
Vladislav et les autres membres du groupe ont tenté le tout pour le tout. « Une fois on est passé en douce avec la voiture quand le douanier était débordé. La fois d’avant, on avait laissé nos affaires dans le véhicule et seul le conducteur a payé. On est passé à pied par la forêt de nuit. ». Pour lui, c’était effrayant : « On ne voyait rien, on entendait des animaux. C’était très difficile. J’ai beaucoup réfléchi et je me suis senti inspiré. Je commençais une nouvelle vie, c’était comme dans un film. »
La frontière était encombrée de milliers d’hommes cherchant à fuir au même moment. « À chaque point de contrôle, les embouteillages étaient interminables » se souvient le musicien. Ils ont finit par abandonner leur chauffeur et partir en vélo, puis à pied. « On a marché dans le froid, extrêmement chargés, pendant des heures. Toutes les 20 minutes, je m’écroulais de fatigue . Puis le froid me réveillait et je continuais à marcher pour me réchauffer. »
Vladislav a mis plus de trois jours à faire quelques dizaines de kilomètres mais il a toujours gardé sa candeur : « Je regardais les montagnes du Caucase autour de nous et je trouvais ça magique. » C’est à ce moment qu’il a compris que son histoire personnelle rejoignait l’histoire de son pays. « Quand j’ai vu la difficulté à passer la frontière, j’ai eu le sentiment que mon pays était en guerre, sans même avoir de combat sur notre sol. »
Un pays hostile aux réfugiés russes

Il arrive finalement à Tbilissi où il vit désormais en collocation dans un appartement. Sa petite-amie l’a rejoint. Dans la capitale géorgienne, où l’atmosphère est trés pro-ukrainienne, les Russes sont souvent mal perçus. Sur les murs, on lit des slogans comme:« Les réfugiés russes sont aussi des terroristes » ou « aucun russe n’est le bienvenu, qu’il soit bon ou mauvais » . Vlasdislav ne voit pas d’issue pour lui : « Je ne peux pas renier mes origines. J’essaye juste de vivre ici en ne culpabilisant pas trop d’être russe. Moi je n’ai tué personne. » Pour autant, il ne souhaite pas s’engager dans la contestation du régime de Poutine depuis Tbilissi.
Cette mise à l’écart des Russes a des conséquences concrètes sur sa vie en Géorgie. Vladislav a certes repris ses activités de photographe et travaille également dans un petit théâtre de la capitale, mais pour la musique, c’est plus difficile. Beaucoup de Géorgiens boycottent la culture russe. « Lors d’un concert, nous sommes passés après un groupe géorgien. Toute la salle est partie instantanément. Il ne restait plus personne. » Il a finalement réussi à se produire quelques fois depuis son arrivée, sans grand succès. Mais Vladislav s’accroche à sa vision du monde et espère toujours pouvoir réunir les gens autour de la musique.
“La Russie ne se résume pas à Vladimir Poutine”
Et si la Géorgie ne lui offre pas assez d’opportunités, Vladislav n’exclu pas de s’exiler en Europe dans les prochains mois. « En Allemagne ou au Royaume-Uni par exemple », qu’il perçoit comme des pays plus ouverts à l’accueil de déserteurs russes. « Je ressens une forme de responsabilité par rapport à ma nationalité. Je voudrais montrer autour de moi, grâce à ma musique notamment, que la Russie ne se résume pas à Vladimir Poutine » confie le photographe.

Pour le moment, un retour à Saint-Petersbourg n’est pas envisageable. « J’ai beaucoup de souvenirs là-bas, et parfois ma famille et les paysages me manquent, mais pas au point de revenir ». En Géorgie, le musicien se sent libre. Il est aussi moins angoissé : « J’avais très peur de la police en Russie. Ici je me sens enfin en sécurité. » Mais comme toujours, Vladislav garde une forme de candeur et se laisser rêver à une nouvelle Russie. « Beaucoup de mes concitoyens se sont exilés. J’espère qu’on réussira tous à retenir le meilleur des différentes cultures que l’on découvre pour reconstruire une société russe meilleure » conclu-t-il.
Photos Marine Allain
Bel article, plein de sensibilité qui nous éclaire sur la condition de départ de Russie de Vladimir Aslin vers une vie encore incertaine en Géorgie.